La lecture d’une oeuvre passe par le regard
Entretien avec Radhouane El Meddeb
Artiste performer et chorégraphe, vous êtes depuis le début des années 2000 un familier des scènes internationales. On oublie parfois que vous êtes issu du théâtre. Vous aviez déjà développé un important parcours de comédien quand vous vous êtes tourné vers la danse contemporaine, c’était en 2005. Etait-ce une façon pour vous d’engager le corps autrement ?
C’est exactement cela. A cette époque, je suis tombé en arrêt sur une expression de Pier Paolo Pasolini qui parlait de « jeter son corps dans la bataille » Ces mots m’ont beaucoup marqué. Ayant toujours été un passionné de danse, j’éprouvais le besoin de prendre la parole autrement qu’avec les mots, par l’intermédiaire de la langue. J’avais envie de me raconter, de raconter par le corps.
Il n’y avait pas vraiment de possibilités, là où je vivais, à Tunis, pour aborder le mouvement. Par défaut, je suis passé au théâtre mais je pense que mon amour premier est un amour de corps, de danse. Le corps en jeu était déjà au centre de mon travail d’acteur. J’essayais d’interroger cette sensibilité dite « organique ». Avant de commencer à apprendre un texte, à réfléchir à un personnage, j’avais besoin d’abord de lui donner corps. Cette notion, je la retrouvais au cinéma, dans les arts plastiques et puis dans la société dans laquelle je vivais où les gens étaient dans un rapport très sain, ouvert à cette dimension. On avait besoin du corps pour exister chez nous. Le travail, la lutte, la confrontation, on faisait face à toutes sortes de choses dans le quotidien, avec le corps, à cette époque à Tunis. Cette passion s’est amplifiée avec le temps et l’expérience.
Simultanément à mes activités au théâtre et au cinéma, je côtoyais le milieu de la danse, je faisais du son, de la lumière, de la dramaturgie. J’étais attiré mais ce n’était pas un langage pour des corps atypiques, ronds comme le mien! Puis il y a eu des rencontres. A Tunis comme en France, des personnalités très importantes, comme Lisa Nelson issue du contact improvisation, où Jean-Laurent Sasportes qui nous racontait Pina Bausch et ses premières pièces. Je suivais leurs ateliers. J’étais très jeune alors. Je m’acharnais beaucoup pour obtenir bien peu, techniquement parlant, mais pourtant ils m’ont encouragé sur cette voie. Quand je suis venu en France, le désir de m’investir dans ce champ s’est confirmé. La sincérité, l’intériorité ne me semblaient possibles qu’avec la danse. J’étais convaincu que l’abstraction du corps pouvait m’emmener plus loin. Finalement, sans compagnie ni moyens, je me suis lancé. J’ai créé mon premier solo, en 2005, Pour en finir avec MOI. Je ne pensais pas trouver autant de possibilités ouvertes à mon travail dès ces débuts. J’ai sans doute eu de la chance car mes premières pièces ont été bien accueillies dans la danse contemporaine. En 2006, je fondais la Compagnie de SOI, et depuis je n’ai pas cessé de développer ma démarche en cherchant à rencontrer d’autres corps, à raconter d’autres histoires, qui me dépassent. J’aime adresser la danse que je fais comme on regarde les gens dans les yeux, pour offrir un moment d’émotion. Je cherche à amener l’autre vers un secret qui se raconte par le corps, avec le plus d’humilité et de simplicité possible. Cette façon d’adresser le geste, est portée par l’idée que la danse est proche des gens.
L’une des caractéristiques de votre travail porte sur la présence. Une façon de mettre le corps en jeu dans des projets très différents. Entre solos et pièces de groupe, vous avez aussi créé pour des artistes de cirque ou des danseurs urbains. Ce recours au déplacement fait-il partie de votre approche du mouvement ?
Je crois surtout que la danse est un art de la transformation. Le corps se transforme quand il danse. Un bon danseur selon moi ne se reconnaît pas, même s’il n’est pas maquillé ou en costume. Il est méconnaissable dès qu’il se met en mouvement, parce qu’il est hanté par les corps de gens d’ici ou d’ailleurs, qui ont existé ou pas. La multitude d’informations dont le danseur a besoin m’intéresse beaucoup. Il est comme une éponge.
Par ailleurs, il y a deux aspects dans ma démarche. Dans les solos, je prends de tout, de mon vécu, de ma singularité, de mes histoires, je transmets des secrets, j’invente et je prends des autres, de mon entourage, de la rue, des autres arts. Mais, je fais aussi ce métier pour me rapprocher des autres, et montrer comment la danse peut raconter le chaos d’aujourd’hui avec le corps comme avec la musique. Il y a la rencontre, avec des danseurs, d’autres techniques, l’intérêt de travailler sur cette conscience du monde et de la partager au sein de projets très différents. C’est une quête abstraite à partir d’un langage qui demande un processus très ouvert et profond à creuser en soi. Intimes ou collectives, les créations célèbrent toujours quelque chose à travers différentes couleurs, en passant du tragique au comique, en modulant différents paramètres dans l’entre deux. La danse a cette flexibilité qui permet des jeux complexes, subtils, dans le rapport à l’espace, au rythme, au sens, aux sentiments.
Venant de la danse contemporaine, vous avez choisi de reprendre une pièce de répertoire Le Lac des cygnes sur la musique de Tchaïkovski. Comment avez-vous abordé ce nouveau projet avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin ?
Comme beaucoup, depuis mon enfance, j’éprouve une véritable fascination pour le ballet classique. Mais à cet émerveillement a succédé une interrogation. Comment aujourd’hui cette danse peut-elle continuer à exister avec l’évolution du spectacle vivant, du corps humain, des techniques. Ce qui me donnait envie d’en remonter un. Grâce à la proposition de Bruno Bouché, j’ai pu donner corps à ce rêve. Tout en restant fidèle à cette écriture, je me suis d’abord demandé comment la décaper de son histoire, de cette poussière qui l’empêche selon moi d’être de notre siècle. Comment me l’approprier et parler d’aujourd’hui ? Il ne s’agit pas d’un objet de patrimoine que l’on dépose dans une vitrine, que l’on jette parce qu’il est usé, ou que l’on peut restaurer. Mais que peut raconter aujourd’hui au public Le lac des cygnes ? Un enchantement, une beauté ? Beaucoup de questions se sont posées, de la dramaturgie d’hier et d’aujourd’hui aux personnages, à la façon dont cette pièce est perçue. Qu’en reste-t-il ? D’abord la musique, c’est elle qui est demeure dans les oreilles après le spectacle. J’ai beaucoup lu sur le compositeur, sur les différentes versions du ballet. Je voulais comprendre la fascination que cette pièce exerce à travers le temps, malgré sa longueur, son mauvais accueil à la création, ses différents remaniements. J’en ai gardé quelques éléments essentiels. Des thèmes comme l’amour, la solitude, la peur, la domination, le désir de retrouver l’autre, de se transformer. Durant ces recherches, j’ai constaté qu’il y avait peu de rôles importants. Le prince, le précepteur et le magicien qui généralement sont interprétés par le même danseur, Odette et Odile. Ils sont quatre. Moi, j’avais envie qu’on soit tous amoureux, qu’on soit tous Odette ou le prince. Je ne voulais pas octroyer ces rôles principaux exclusivement aux solistes. Je n’ai pas été respectueux avec la chorégraphie de ce point de vue. Même si techniquement, il s’agit de l’une des pièces les plus difficiles à danser, j’ai préféré partager solos et variations avec tous les danseurs.
J’ai aussi travaillé sur un phénomène qui m’intrigue beaucoup. Devant l’image ou dans la rue, on assiste à beaucoup d’évènements, des attentats aux migrants qui traversent la Méditerranée ou échouent, on voit des gens qui regardent des gens. Et si l’on pouvait assister aussi à d’autres scènes dans le Lac des cygnes. Un baiser, une scène d’amour. La pièce parle de cela, de quête de l’autre, de rapprochement, d’altérité. J’ai investi ce Lac des cygnes en pensant à cela, avec la notion d’assister que l’on retrouve dans la foule, l’agora ou le peuple.
Ces éléments donnent votre vision du Lac des cygnes. Comment avez-vous approché cette pièce du point de vue chorégraphique et musical ?
Le vocabulaire du Lac des cygnes, archétype du ballet académique, prend sa source dans la tradition classique. En reprenant cette œuvre déjà existante, j’ai opéré une transposition et fait des choix : atteindre l’excellence et une précision extrême. En me concentrant sur ce que j’avais envie de traiter, j’ai décidé d’éliminer le troisième acte qui me semblait trop folklorique. Ensuite, j’ai suivi le livret, affiné certains thèmes comme le mélange des genres, et reconcentré toute l’histoire dans le rapport à l’être aimé.
Avec les danseurs, accompagnés par Bruno Bouché et les maitres de ballet Claude Agrafeil et Adrien Boissonnet – que je tiens à remercier pour leur précieux travail tout au long de cette aventure – nous sommes beaucoup revenus sur la version de Rudolf Noureev. J’ai modifié peu d’éléments, la transposition s’est opérée à travers les danseurs du Ballet. L’appropriation de cette danse passe par la maîtrise et ensuite la transformation. Bien que classique, la danse du Lac des cygnes est aussi contemporaine car la démarche de l’interprète, son travail d’incarnation sont aujourd’hui des éléments essentiels pour aborder les œuvres. Si l’on trouve moins de noblesse et de manières dans l’exécution dans cette transposition, les danseurs y apportent plus de puissance, de singularité et d’urgence. Ce rapport très fin à la technicité et beaucoup plus incarné donne à cette pièce une autre respiration, son souffle particulier.
On retrouve cette dimension dans le regard toujours tenu et adressé de l’ensemble des danseurs.
La lecture de l’œuvre passe par le regard. Nous avons besoin de cela pour transmettre. L’adresse passe beaucoup par le regard. Ce qui manque à la danse classique d’après moi, c’est la personnalité. On demande toujours au danseur d’être au service de la danse, d’un chorégraphe. Je ne partage pas cette conception. Le danseur est un interprète qui va s’approprier et ensuite retransmettre les choses à sa manière. Ce qui est fort aujourd’hui dans la danse contemporaine, c’est la gestation de ce que l’interprète porte en lui, qu’il soit africain, canadien ou d’ailleurs. Il est lui-même, ce qui a fait son corps, son histoire. Je dis toujours aux danseurs que je ne fais pas de la danse, mais que je suis la danse. Ce qui les déroute beaucoup. Et c’est ce que je leur demande. J’ai essayé de leur faire porter leur héritage classique tout en les emmenant ailleurs. Comment dire ici et maintenant l’histoire de cette danse, datée, pour les générations futures sans qu’elle devienne obsolète ? Je place l’exigence ailleurs que dans la technique. Cet ailleurs est dans l’adresse de cette danse. J’ai gardé les mêmes outils pour raconter cette histoire d’amour, qui est pour moi le ballet, mais en allant à l’essentiel, jusqu’à l’usure, l’épuisement. C’est une pièce de traces, de mémoire, un hommage aussi avec une lecture d’aujourd’hui. C’est pour cela que j’ai immédiatement adhéré à l’idée de Bruno Bouché, à sa question : qu’est-ce qu’un ballet du XXIè siècle. Et c’est pour moi une chance inouïe que d’avoir pu créer avec autant de danseurs.
Propos recueillis par Irène Filiberti, conseillère artistique, POLE-SUD CDCN