Des après-midi entières dans la Nef Curial du Cent-Quatre.
Ils sont toujours plus nombreux, se rassemblent par petits groupes ou se concentrent seuls sur leur jeu. Chacun apporte son son, son rythme, ils suent, ils bougent, ils dansent longtemps, longtemps. Les respirations sont fortes, on les entend compter, discuter, échanger des techniques, montrer, regarder, essayer, réessayer.
Des danseurs pris dans la discipline d’une interprétation dont ils ont la clef, à eux tous, ou chacun d’entre eux dans la bulle qu’ils construisent, le cercle qu’ils tracent au sol par la répétition de ses mouvements.
Ils trouvent là un refuge bruyant, une résonnance particulière pour les gestes et les musiques qui s’entremêlent.
Je les regarde longuement, je m’approche parfois pour regarder de plus près, pour les rencontrer aussi, et comprendre cet acharnement. Je comprends que je cherche leurs rêves, je cherche à pénétrer ces vitrines qu’ils construisent, comme des cubes, des carrés qui les enserrent et les livrent aux regards.
Pressés, tassés, leurs corps se touchent parfois, s’effleurent souvent, mais ils ne cherchent pas le contact, ils l’ignorent le plus souvent.
Je vois dans cette fièvre la trace d’une faim dévorante, dévorer la danse sans trève. C’est une danse acharnée, entêtée qui semble mettre en jeu leur existence même. Et si on la regarde longtemps, elle est dévastatrice, elle devient désordre, création révoltée. Je sais qu’ils font des rêves, que ces rêves les habitent pleinement et je me prends moi aussi à rêver.
Rêver de dépasser la prouesse, le respect des dogmes et le rythme imposé par cette musique, toujours la même à chaque point sonore, de dépasser même le mouvement continu, incessant, d’accéder aux rêves ensemble, autrement que par le spectacle, le performatif de la danse dite urbaine, pour aller plus loin… ou plutôt pour aller plus près de ces êtres dansants, des interprètes de leurs rêves.
Car se dessine en eux, lorsqu’ils dansent, leur fragilité et leur sensibilité, une intériorité bien planquée, émouvante et confondante, par-delà la technique et les heures d’entraînement, un motif se dégage de ce tapis de corps frénétiques, des visages, des masques qui s’effondrent, des solitudes qui se disent, des promesses qui se scellent.
Radhouane El Meddeb – juillet 14
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