Presse

Le Cabaret de la Rose Blanche

Un Fauteuil pour l’orchestre

07/02/2024

article de Denis Sanglard

Ils entrent sur le plateau mains ouvertes, offertes. Un geste d’accueil, de bienvenue, accompagné d’un vaste sourire qui embrasse le public et d’emblée nous sommes conquis, troublés et bouleversés. Parce que ces mains sont vides, elles ne contiennent que l’espoir fragile d’un ailleurs heureux et la douleur du partir, de l’exil. Cet exil que porte Radhouane El Meddeb, une épine en plein cœur, en sautoir, et qui innerve depuis toujours son travail de chorégraphe. Avec Le Cabaret de la rose blanche, nouvelle approche d’une forme inconnue de lui jusqu’alors, Radhouane El Meddeb signe une création sensible, écorchée, à fleur de peau. Et de cette première fois, de ce premier exercice de style il se dégage une fragilité et une fébrilité, une perfectibilité prometeuse qui ajoutent à l’émotion nous traversant plus d’une heure durant. Piano et contrebasse accompagnent la chanteuse tunisienne Lobna Noomene, entourée de trois danseurs dont Radhouane El Meddeb, également maître de cérémonie, chaussé ici de lunettes roses et vêtu d’une jupe noire comme pour mieux disparaitre derrière sa créature chimérique. Ce cabaret, au titre éponyme d’un film égyptien de 1933, âge d’or du cinéma musical arabe dont il est ici rendu hommage pour sa liberté frondeuse, est d’une profonde délicatesse mais n’oublie jamais d’être en substance subversif et politique. Dans le contexte délétère qui est le nôtre, ou droite extrême et extrême droite ne cessent d’empoisonner le débat sur l’émigration, stigmatiser l’étranger, il est bon et urgent d’entendre une autre parole, poétique et engagée, n’exprimant rien d’autre que la réalité d’une souffrance, d’un déchirement, de ceux qui ont quitté leur pays et participé, et participent encore, à notre histoire commune.

Certes il y a du queer et du camp’, un peu, juste pour souligner que nous sommes au cabaret mais aussi qu’une danse du ventre exécutée par un homme, même esquissée ou encore exacerbée, c’est un sacré pied-de-nez au rigorisme religieux, aux intégrismes de tout poil qui menacent les libertés individuelles dont Radhouane El Meddeb dénonçait déjà le danger dans Au temps où les arabes dansaient. Et ces bras qui ondulent avec sensualité, brusquement n’évoquent plus rien d’autre que d’autres bras, luttant contre les flots, corps se noyant en méditerranée dans l’indifférence cynique de l’Europe. Le cabaret est l’art du retournement, de la métamorphose, de la subversion, Radhouane El Meddeb y trouve là de quoi exprimer ses préoccupations et combats dans une forme plus ramassée et concentrée, directe, un art de l’esquisse franche et terriblement efficace… N’insistant pas plus que ça, et c’est bien, non qu’il esquive mais préfère se concentrer sur la chanson et convoquer le répertoire classique méditerranéen, celui des grandes divas populaires, de Saliha à Fairuz, d’Ismahan ou Dalida lesquelles ont exprimé la dévastation intime de l’exil qui du particulier devient celui d’un peuple. Et c’est bien de découvrir toute la richesse flamboyante et poétique de ce répertoire que Radouane El Meddeb prend le temps de traduire. Même Michel Polnareff y trouve sa place et chanter ici lettre à France ne manque singulièrement pas d’ironie mordante. L’étole tissée de mille paillettes que porte Lobna Noomen est un manteau de larmes posée sur de frêles épaules qui se refusent à plier, il y a dans sa voix magnifique ancrée dans la grande tradition du chant arabe des sanglots étouffés, et derrière son éclatant sourire une sourde et prégnante mélancolie déchirante. On est happé, mordu par cette douleur transfigurée et la beauté assurée et pure d’un chant qui semble contenir, concentré là, toute la souffrance du partir et de l’abandon, la nostalgie d’un pays qui vous contraint au départ mais se refuse à l’oubli.

Et pourtant il y a quelque chose de joyeux, de chaleureux, dans ce cabaret qui résiste, arc bouté et volontaire, à la tristesse et le lancinant poison du spleen. De ce venin il y a la volonté têtue de faire contre-poison, un baume pour apaiser la brûlure du manque. C’est toute l’ambivalence du sentiment d’exil. Radhouane El Meddeb se refuse à céder au désespoir, au désenchantement pour célébrer l’espérance. Pas celui d’un retour, sans espoir ou illusoire, non, mais d’une formidable résistance et résilience à cet exil devenu intérieur afin que « les larmes deviennent des éclats de rire » pour reprendre en partie le titre d’une de ses pièces chorégraphiques.

Lieu d’accueil et d’intégration, interlope, sans frontière et effrontément libre sinon libertaire, le cabaret est aussi un refuge pour tous les exilés qui peuvent y offrir la richesse de leur culture, leur diversité, détournée ou non, dans un rapport direct et sans façon avec le public, libre ou non de recevoir. Radhouane El Meddeb a osé et réussi ce pari, accepter cette fragilité et friabilité, devenues un bel atout, offrant un autre aspect du cabaret, art en pleine mutation mais s’inscrivant dans une tradition, ici orientale. Et puis il y a cette dernière image pour conclure sans appel cette création, d’une troupe dos tourné au public, immobile soudain, fixant obstinément le lointain, l’horizon au-delà duquel la mémoire d’un pays, l’écho de l’orient tout entier, se rappelle à eux comme à nous. L’exil est contagieux affirme Radhouane El Meddeb, on ne peut, devant cette création réussie d’une douceur épineuse et la réaction spontanée et enthousiaste du public, qu’approuver.


Faut que j’moove – EP 10 – Radhouane El Meddeb

23/01/2024

En ce mois de janvier 2024, nous ouvrons à Reims une nouvelle édition du festival FAR AWAY, festival des arts dédié aux artistes agitateurs et agitatrices du monde entier. Cette fois, c’est sur la région méditerranéenne que l’édition se concentre.

Des artistes vont évoquer leur vie, parfois des faits biographiques intimes, comme Yael Rasooly que le Manège reçoit avec le spectacle « Un silence parfait » ou Rachid Bouali, reçu par Nova Villa avec « On n’a pas pris le temps de se dire au revoir ». Des récits d’intimité donc, dont la narration ou la mise en perspective dépasse largement le soi : c’est l’une des forces de la création artistique. D’ailleurs, c’est Emmanuel Carrère qui écrit, dans son roman D’autres vies que la mienne, que lorsqu’on est auteur on parle de soi pour parler de l’autre, mais qu’on parle aussi de l’autre pour parler de soi.

L’invité de cet épisode a d’abord commencé par exprimer son moi avec les mots des autres. Mais c’est le mouvement et la danse qui l’ont amené à se découvrir, et à se laisser découvrir par les autres.

Alors qu’il était en train de finaliser son Cabaret de la Rose Blanche, création pour le festival Far Away au cirque du Manège, Radhouane El Meddeb m’a reçue chez lui, dans son intimité justement. Pour commencer, Bruno Lobé, directeur du Manège, nous explique comment il l’a rencontré.


Alternatives théâtrales

23 janvier 2024

Entretien avec Radhouane El Meddeb

Par Rosita Boisseau

C’est la musique live, de plus en plus présente dans ses créations depuis 2019, qui a donné l’envie à Radhouane El Meddeb de se lancer dans l’élaboration du Cabaret de la rose blanche. « L’accompagnement musical donne au mouvement une autre sensibilité, précise-t-il. J’ai du mal aujourd’hui à m’en passer. Les sons et mélodies nous meuvent. Les corps des musiciens, des chanteurs, sont également essentiels, car c’est le corps du musicien qui “fait” la musique, grâce à une voix, un instrument. C’est tellement chaud et tremblant que je ne peux plus concevoir de la danse aujourd’hui sans les corps des musiciens avec nous sur scène. Cela provoque un état d’enchantement et de ravissement qui m’est de plus en plus essentiel. C’est à la fois plus clair et plus suspendu. »

À la tête de la Compagnie de Soi depuis 2006, le chorégraphe tunisien, d’abord passé par le théâtre et une formation à l’Institut supérieur d’art dramatique de Tunis, puis consacré « jeune espoir du théâtre tunisien » en 1996, entend aussi« transgresser les formes, les genres pour parler de la vie ». « Pendant la pandémie, je me suis beaucoup questionné sur la façon de raconter le monde aujourd’hui et d’en proposer un récit. Parce que la vie est un cabaret et j’ai eu envie de m’y confronter. » Ce besoin n’est pas surprenant de la part d’un créateur qui aime rassembler les spectateurs et régulièrement tenter de fissurer, voire de briser le fameux quatrième mur. Son spectacle Je danse et je vous en donne à bouffer (2008) se déroulait devant un couscoussier et métamorphosait le geste du danseur en celui de cuistot. Pour mieux partager l’espace du plateau avec le public et nourrir un moment simple que tout le monde connaît. « Avec le cabaret, j’insiste dans ce désir d’amener la vie sur scène, affirme-t-il. Il me permet de raconter et réécrire les corps dans la danse, pour y mettre plus de sens et d’émotions. Je cherche à construire à partir d’une autre approche de la dramaturgie et de l’écriture avec la musique, les musiciens, la poésie, la littérature, pour que la danse transgresse la simplicité d’une attente festive. »

Sans référence déclarée sur le cabaret et ne « souhaitant pas en avoir », Radhouane El Meddeb a retrouvé l’une de ses sources d’inspiration de prédilection : la culture méditerranéenne, le répertoire musical tunisien, et notamment ici une histoire du cinéma égyptien. Le Cabaret de la rose blanche est d’abord le titre d’un film réalisé en 1933 par Mohammed Karim autour d’une histoire d’amour. « Mais c’est également le nom d’un mouvement allemand de résistance au nazismeapparu en 1942, ajoute-t-il. Cette double référence donne donc la couleur d’un cabaret qui rend hommage à la liberté joyeuse d’une époque et s’inscrit en résistance contre l’obscurantisme d’aujourd’hui. Il transcrit également cette dimension nostalgique mais pleine d’espoir, le rôle de l’art comme discours politique et social. »

Dans cette tension historique et politique, Radhouane El Meddeb entend « inviter un cabaret pour raconter la douleur du partir, l’exil, la traversée, l’éloignement… » Il convoque sur scène la situation des migrants, le déracinement… porté par de nouveaux corps du monde d’aujourd’hui. Et avec eux, des revendications dont celles du besoin de prendre la parole, de s’engager, de militer. « La notion de genre comme obsession ou effet de mode dans le spectacle vivant me révolte, déclare-t-il. Cela devient une chose branchée, sans sens ni pensée. L’acceptation des corps et des identités multiples, fluides, au cœur du cabaret. Il a toujours été question de genre dans mon travail, par une approche qui mêle poésie et transcendance. »

Avec sept interprètes, danseurs, chanteurs et musiciens sur le plateau, ce Cabaret de la rose blanche, sur une création musicale de Selim Arjoun, annonce sa couleur : minimaliste. Des chansons de Dalida et d’Oum Kalsoum, la présence d’un piano et d’une contrebasse, des vagues électroniques tresseront un cocon de douceur. « Il s’agit pour moi de faire une proposition intimiste, proche des spectateurs, glisse-t-il. La scénographie et les costumes mettront en avant cette simplicité, cette pureté que nous cherchons. J’aime la sobriété intelligente et élégante mais sans paillettes. Ce sera un cabaret de joie et d’amertume, centré sur l’émotion et le partage plutôt que sur l’extravagance, sans chichi ni froufrou. Une nouvelle célébration engagée dans un cabaret de l’homme exilé. »


Poly Magazine

04/01/2024

Le cinquième festival pluridisciplinaire des arts à Reims, FARaway, s’intéresse aux récits de Méditerranée.

Sur les rives de cette mer intérieure, la France se trouve voisine immédiate de mondes aussi proches que lointains, ouvrant sur le Proche-Orient et l’Afrique. Le chorégraphe Radhouane El Meddeb, qui a grandi en Tunisie avant de traverser la Méditerranée, signe une nouvelle création. Le Cabaret de La Rose Blanche (03/03, Le Manège puis à Strasbourg les 15 & 16/05, Pôle Sud) mêle réalité et fiction, rêves et fantasmes pour approcher la mémoire d’une époque qui n’est plus mais qui, pourtant, aide à se repérer dans le monde actuel. À sa manière, festive et pleine de générosité, il s’empare des chansons cultes de son pays et des classiques du cinéma égyptien ayant bercé sa génération. L’espoir des années 1950-70, ravivé avec la révolution de Jasmin en 2011, s’est pourtant grandement éteint sous les assauts conservateurs. La Rose Blanche du titre renvoie aussi bien à un film musical de 1933 qu’au nom pris par un groupe de résistance allemand en 1942, composé d’étudiants. Ce cabaret célèbre ces élans vitaux, le besoin d’onirisme face aux mouvements xénophobes et de repli actuels.

FARaway

lafleurdudimanche.blogspot.com

L’amuse-danse !

Mai 2023

Le cabaret de la rose blanche »: le chant de l’intime….Radhouane el Meddeb blanc comme un ange…qui traverse toutes les danses du « bassin » du danseur méditerranéen….

Radhouane El Meddeb, d’origine tunisienne, entre en création avec le désir de créer Le cabaret de la Rose Blanche. « Forme fictive, féérique, festive, généreuse et parfois tragique, mais libérée de toute contrainte, elle donnera à voir un peuple qui a toujours aimé la vie et la liberté. Ce cabaret traversera chant, poésie, théâtre et danse pour mieux dire qui nous sommes aujourd’hui, avec sincérité et émotion. Ce sera nos rêves, nos fantasmes, nos frustrations, nos contradictions, nos fêlures, Tunis… »
Il interrogera, avec les artistes invités, passé et présent à travers l’intime et le collectif.

Un travail en devenir, une expérience à partager en toute simplicité, sobriété, c’est ainsi que le chorégraphe souhaite présenter le travail de son équipe, réduite lors de ce chantier ouvert sur le monde de la création, de sa création: cela va « De Soi » !Hormis la chanteuse, le contrebassiste et une comédienne, ce seront quatre protagonistes du projet de création qui nous ferons le plaisir d’assister à la gestation, la genèse d’un projet murement conçu autour de l’exil, du déplacement, de la « tradition perdue » des cultures, arabes, et bien d’autres de la Méditerranée…L’Égypte, Néfertiti, les idoles de la chanson dans la langue arabe, en espagnol, en italien. Un tour du monde vivant qui démarre au son du piano et des doigts de Sélim Arjoun, jeune compositeur découvert par Radhouane. Evocaton sonore de tons, de sons et de chansons du pays du chorégraphe qu’il va lui même oser chanter seul face à nous dans un très beau et tendre moment d’intimité. Comme on chantait « autrefois » avec et pour ses proches. Quatre interprètes d’une même famille dont deux danseurs Philippe Lebhar et Guillaume Marie, chacun dans une gestuelle propre développée en improvisation et en devenir d’écriture. Ils signent ici évolutions sensuelles et ondoyantes pour Philippe Lebhar, souriant, jouissant d’un plaisir non dissimulé de danser en solo, prologue de cette « démonstration » publique. Danse du bassin -méditerranéen- en diable, bras en couronne déstructurée, les doigts en éventail, cambré au sol dans une offrande lascive à qui voudra. Alors que le piano distille une mélopée ascendante, gamme colorée de perles sonores en boucle, puissante interprétation live d’un épopée musicale inédite, sur mesure. Plus appuyée quand les danseurs apparaissent. Malice et séduction pour l’un, appel et regard provocateur pour l’autre, Guillaume, sur demies pointes ou tressaillant de tout son corps fait corps avec les sonorités complices du musicien très inspiré. Attirance, fierté, sobriété de ses évolutions très personnelles, chevelure bouclée foisonnante comme parure de parade invitant à l’échange. « Venez » semblent nous dire ses mains…Un bref slow entre les deux hommes qui se séparent à nouveau dans l’extase de leur gestuelle implorante ou très pragmatique. Satisfaction, délices, jouissance de la danse dans tout le corps en émoi. Quand Radhouane les rejoint, c’est pour souligner leurs esquisses de tournoiements, qu’il reprend en derviche tourneur et brouille les pistes des références orientalistes. Comme un tableau vivant de ces hommes qui dansent dans des cultures où le tour est enivrant, source de transe, de voyage. Et telle une fin de soirée au cabaret, tout se calme. Les rêves de Philippe qu’il nous conte secrètement, se font cadre, perspectives d’un tableau onirique à la Magritte.. Mise en abime des icônes suggérées dans son texte lu pour support  de divagations salutaires. Au final les quatre hommes se retrouvent en communion fraternelle et musicale…

Radhouane prend alors la parole pour éclairer ce propos chorégraphique en gestation. Passer de la chanson, de la danse à la musique en faisant corps commun, les écrire ensemble pour mieux impacter l’espace. Pas de numéro de cabaret classique ici qui s’enchaineraient mais une osmose, un glissement sensuel de tous les médias ici convoqués. La danse, territoire de mémoire également pour vitaliser un patrimoine qui perd pied. Ou reste ignoré des jeunes générations. Ludique expérimentation collective , traversée, comme un appel à la dignité: l’exil comme toile de fond, déracinement, peurs et fuites, migrations volontaire ou non. Loin de « chez soi », du coté de chez Radhouane, il fait bond réagir, partager l’aspect humain de la danse, mémoire, patrimoine vivant à porter ensemble. Travailler au delà des frontières, comme un va et vient entre deux mondes révolu et actuel. Vivifier notre regard, notre écoute, serait son credo pour se ressaisir, communiquer humblement mais surement une position, une attitude posturale et intellectuelle de bon aloi. Et de circonstances contre les barricades. De « l’arabo-oriental » d’ailleurs, inspirant et transformé par les écriture musicales et contemporaines . La transmission en figure de proue, gardant les signes et traces du passé comme boussole et indicateur de métamorphose. Un héritage direct et façonné par la culture des multiplicités. »La rose blanche » ce film emblématique, source de son inspiration comme référence très discrète. Sublime film, dansé, chanté à foison pour un récit très corporel et visuel. Dramaturgie en sourdine pour ce « quatuor » futur septuor de charme au seuil de sa création…

On songe en filigrane aux tableaux de Djamel Tatah où les corps se meuvent ou interrogent nos attitudes quotidiennes dans une vacuité émotionnelle, intime, secrète, discrète à l’envi.

Geneviève Charras