Ce que les Arabes s’autorisent à danser
Cette fois avec la danse du ventre, Radhouane El Meddeb cultive toujours une proximité si extrême avec les thèmes de la culture qui lui est chère, qu’il finit par en faire de troublants objets d’altérité.
Avec les hommes arabes, ça n’est pas évident. On leur prêtera volontiers quelque virilité ostentatoire et farouche. Mais s’ils se mettent à danser, une ivresse d’ondulations les gagne, qu’on peut trouver féminine, voire lascive. Certes. Mais pas le bassin. Le tabou paraît ici majeur : il appartient aux femmes, à elles seules, de se permettre d’investir cette partie du corps, porteuse de toutes les charges symboliques de la génitalité et de la fécondité.
C’est dans cette stricte répartition des registres sensuels, que Radhouane El Meddeb vient jouer les perturbateurs dans sa pièce Au temps où les Arabes dansaient. Une pièce qui semble avoir glissé ailleurs et au-delà de ce que son titre annonce. On s’approcherait mieux de son contenu en énonçant Ce que les Arabes s’autorisent à danser.
Le chorégraphe tunisien a une façon qui n’appartient qu’à lui, de cultiver un rapport d’extrême proximité intime et émotive avec des thèmes issus de son univers culturel, au point d’y installer en fait l’embarras savant d’une distance paradoxale et féconde. Traitant du personnage mythique d’Oum Kalthoum, sa précédente pièce Sous leurs pieds, le paradis, portait déjà cette qualité à un paroxysme.
Pour se saisir à présent de la danse orientale du bassin, Radhouane El Meddeb procède à deux exclusions radicales – plus une troisième, non la moins troublante, qu’on n’évoquera qu’à la fin de cet article. D’emblée, il élimine la musique, pendant toute une large part majoritaire de la durée de la pièce. Il élimine aussi la présence féminine.
Ce sont quatre hommes qui interprètent Au temps où les Arabes dansaient ; quatre hommes qui s’adonnent à une danse de leurs bassins, donc en pleine transgression du tabou. De cela, la figure féminine est-elle réellement absente ? Elle reviendra à l’écran en fond de scène, absolument figure, icône aux atours mirifiques de star du cinéma égyptien, chimère sublime nimbant tous les esprits, sans même qu’elle ait donc besoin d’une présence effective.
Mais que dansent ces hommes plus exactement ?
C’est tout sauf simple.
Ils dansent une exacerbation des motifs de cette danse. Un bassin qui s’alanguit, puis s’ébroue, déverse et se déhanche, chaloupe et zigzague, est en fait soumis à une coordination éminemment complexe de renversements successifs entre plans contradictoires et directions multiples, articulant de manière follement riche les transactions entre suspension plus ou moins déjetée ou cambrée, en flexions et extensions, dans la sphère haute du corps, et souple élévation en fléchis ou tensions des membres inférieurs animant la sphère basse.
Ici, ces divers motifs sont isolés, dissociés, mais aussi accentués, soulignés, ordonnés en séries séquencées, et agencés en contrepoints contrastant sur des immobilisations volontaristes des jambes, ou du buste, ou de la ceinture scapulaire, parfois en positions extrêmes d’inclinaison. En-dehors de tout support musical, ces corps masculins dansant sont ainsi contaminés par une intense étrangeté. Ils sont de lianes en torsion, et de flammes sèches, tout fissurés par les corps multiples auxquels ouvre un corps dansant.
Outre cette torture infligée à la grammaire intuitive de la danse orientale, un contexte dramaturgique, parfois un brin trop narratif, tente quelques liens heureusement très fugaces avec les postures de la prière musulmane, ou la métamorphose des tissus en ceinture langoureuse, puis voile, puis cagoule supposément terroriste. De fait, si, frappée d’interdits, l’énergie de la danse déserte la vie, il est à se demander, un rien inquiet, en quelle espèce elle est susceptible de se métamorphoser. Un sourd tourment empreint Au temps où les Arabes dansaient.
Sous des lumières rasantes en contre-jour, les danseurs d’El Meddeb sont parfois déréalisés en purs dessins de silhouettes. Souvent ils montent frontalement en lignes de bord de scène, affichant un acte d’exposition corporelle, aux résonances politiques. Les quatre sujets sont vêtus à la façon d’hommes plutôt sages et mûrs, genre chemises et pantalons de flanelle, citoyens sans rien des clichés de la culture médiatique juvénile de cités.
A un moment seulement ils se mettront torses nus. Il faut s’attarder sur cela un instant. Les plateaux de danse regorgent du motif du torse nu masculin. Or, si ce motif n’est pas interrogé quant à la représentation qu’il construit sur la base des partitions de genres, alors il est à ranger au magasin si bien pourvu des motifs irréfléchis et reconduits dans la trop riche tradition de la bêtise en danse.
Les torses nus d’Au temps où les Arabes dansaient en fournissent un émouvant contre-exemple : ils s’imposent avec une totale justesse dramatique, ils recèlent toutes les contradictions du masculin, fiers mais si nus à la fois, sans rien du stupide plastron spartiate néo-béjartien. Ces bustes ballottés, déjetés, renversés en arrière, laissent aux bassins le premier plan de l’attaque, alors combien plus ambigus, troués, hantés de féminin.
Alors que son titre pouvait suggérer une culture de nostalgie identitaire, Radhouane El Meddeb produit à l’inverse une démultiplication d’altérités très contemporaines. Ces danseurs paraissent portés vers un autre eux-mêmes. Du geste arabe ils donnent à voir une production toute autre que celle attendue par le mental d’observateur occidental conventionnel. Mais que dire de la façon dont ils pourraient être perçus, en radicale altérité, par un mental d’observateur arabe conventionnel ?
Reste alors à aborder la troisième grande radicalité des options expérimentées par le chorégraphe tunisien dans cette pièce. Elle consiste à avoir confié la représentation de ces motifs de culture arabe à des interprètes qui, pour trois des quatre, ne sont pas arabes eux-mêmes. Radhouane El Meddeb explique avoir pris ce parti pour asséner l’idée que cette danse a toute qualité et légitimité à être empruntée par quiconque, à l’instar de toute autre. Nul ne s’étonnerait de voir un Arabe danser sur de la musique rock. Pourquoi pas l’inverse ?
Certes. Cet argument s’entend tout à fait. Mais sa mise en œuvre sur le plateau a surtout pour effet de dynamiter tous les attendus en matière d’assignation identitaire, dans le regard spectateur. Car enfin, alors que trois d’entre eux étaient des Pierre, Paul, Jacques, les puissances de la représentation et de ses projections mentales induites, auront fait que l’auteur de ces lignes aura bien voulu imaginer, tout au long du spectacle, que c’était bien quatre Arabes qu’il voyait sur scène. Enfin bref : que du feu. Au bassin.
Gérard Mayen