« Sur la pointe des pieds »
L’ouverture de la 20e édition de Dansem – Danse contemporaine en Méditerranée s’est faite sur le mode intimiste, Cristiano Carpanini ayant choisi deux soli puisant chacun dans l’histoire personnelle, familiale et intime de leur interprète. Étranges similitudes, en effet, entre À mon père, une dernière danse et un premier baiser de Radhouane El Meddeb et We wait in the darkness de Rosy Simas. Tous deux se présentent de dos, le torse dénudé ; tous deux ouatent leur propos par une gestuelle minimaliste ; tous deux réactivent le passé pour envisager leur propre avenir.
Le chorégraphe et danseur tunisien Radhouane El Meddeb rend hommage à son père décédé avant le « Printemps arabe » par une écriture épurée, légèrement hésitante, pour extérioriser ses sentiments multiples : l’amour, le deuil, le manque, le silence, l’éloignement. Il embrasse l’air de ses bras tendus, répète « non » d’un mouvement de tête obsessionnel, lâche prise à l’émotion quitte à dessiner une danse brouillonne, au goût d’inachevé, préfère la maladresse -même feinte- à l’aplomb d’une danse sûre d’elle-même.
Ses pas hésitants, sa lenteur parfois, ses jeux de mains maniéristes, paumes ouvertes ou doigts recroquevillés, son visage aperçu furtivement, circonscrivent l’espace métaphorique de retrouvailles impossibles. Radhouane El Meddeb se libère progressivement de son état premier de prostration pour atteindre un état extatique, presque heureux.
La réalisation sonore d’Olivier Renouf combine avec justesse les silences (l’absence irrévocable du père) et les extraits des Variations Goldberg de Bach interprétées par John Gould (l’évocation d’une présence douce et enveloppante). Trop narratif pour certains, trop informel pour d’autres, son solo est un testament chorégraphique dont il est difficile de se sentir étranger.
Marie Godfrin-Guidicelli
« A mon père, une dernière danse et un premier baiser »: à « mon vieux » !
Radhouane El Meddeb signe un solo touchant, seul sur scène, de dos toujours, torse nu, pantalon noir, sur un carré blanc au sol, entouré de noir, comme un faire part de décès. Immobile, hochant frénétiquement la tête par saccade, il frémit, bouge, se meut, renaît ? Des bribes de piano égrenées, du JS Bach brisent un lourd silence opaque. Danser de dos, comme Trisha Brown, ne jamais dévoiler sa face, son visage, son identité ou son chagrin, pudiquement: n’a pas montrer que l’on pleure la mort d’un père! A part le temps d’un petit tour furtif, d’un face à face éphémère avec le public. On découvre cependant, enfin, son corps, luisant de sueur, corps non canonique, banal: celui d’un homme qui danse la tristesse, l’absence, la disparition de son père, compagnon de vie. La scénographie de Annie Tollerer, propose pour évoquer cette culture arabe, la carcasse d’un mouton décapité, tout de plâtre, purifié, poussière des siècles et du temps, objet de rituel et de cérémonie liée à l’image du père conduisant son fils voir les sacrifices halal des moutons pour l’Aid. Au sol, gisant silencieux, éteint, mort.
En apnée, en suspension, on la quitte tout en retenue comme du Bach: les pieds en cinquième position classique, cambré, il rend hommage à la vie, la disparition inéluctable de ceux que l’on a aimés, chéris.
Émouvants adieux funèbres, tremblants et plein de secrètes confidences de corps !
Geneviève Charras
Radhouane El Meddeb danse au nom du père et des fils
Un animal de plâtre au ventre ouvert. Allongé. Mort, sans doute. Dans À mon père, une dernière danse et un premier baiser, créé début juillet dans le cadre du festival Montpellier Danse, Radhouane El Meddeb partage le plateau avec cette sculpture conçue par le plasticien Malek Gnaoui. Immobile, de dos, debout sur le coin d’une large tache blanche posée au centre de la scène, le chorégraphe semble sortir d’une bataille. D’une lutte contre lui-même, dans laquelle on peut voir une métaphore de son parcours artistique. « Cette bête, j’ai dû l’arracher de son socle pour y gagner ma place, mes appuis », dit-il. Un peu comme dans son premier solo intitulé Pour en finir avec MOI (2005), où il tue symboliquement l’homme qu’il était jusque-là. Entré dans la danse après une carrière de comédien formé à l’Institut supérieur d’art dramatique de Tunis (ISAD) et quelques essais du côté du cinéma auprès de Férid Boughedir, Radhouane El Meddeb a pris le risque de repartir de zéro. Ou presque.
Chorégraphe de la désillusion
Pari réussi. Reconnu sur la scène tunisienne, où il joue dans les créations des metteurs en scène les plus réputés tels que Fadhel Jaïbi, Taoufik Jebali ou Mohamed Driss, puis en France dès qu’il entre au Théâtre national de Toulouse en 1996, le comédien parvient en quelques années à s’imposer sur la scène chorégraphique. Et ce, malgré un corps aux proportions inadaptées à la danse classique. Trop généreuses. Hors cadre. Radhouane El Meddeb ne reviendra pas sur ce choix. Si son corps porte forcément la mémoire de son passé de comédien, l’artiste s’épanouit dans la danse contemporaine. En France, donc, cette discipline n’étant qu’embryonnaire en Tunisie. Et encore. « On pouvait espérer que la révolution donne une impulsion dans ce domaine et, de manière générale, dans la vie artistique. C’est hélas le contraire qui s’est produit. On lit ce relâchement dans les corps. »
Heroes tout en nuances
Depuis sa performance Tunis, 14 janvier 2011 (2011), où il mettait en gestes sa frustration d’avoir vécu la révolution à distance, le danseur et chorégraphe travaille sur l’idée de résistance. Et sur l’abandon qui lui a succédé en Tunisie. Artiste associé au 104 à Paris, Radhouane El Meddeb observe chez les jeunes danseurs amateurs qui s’y entraînent le même manque de perspectives. « La même absence de réflexion, aussi bien sur le futur que sur leur rapport à la danse urbaine. » Le spectacle Heroes, que l’on pourra découvrir les 12 et 13 juillet 2016 au Festival de Marseille, est né de cette rencontre. « Je ne me suis jamais intéressé au hip-hop. Plus que la nature de leur danse, c’est la motivation de ces jeunes à investir un espace comme le 104 qui m’a interpellé. »
Que se racontent-ils lorsqu’ils dansent ? S’intéressent-ils à la qualité du regard porté sur eux par toutes les personnes qui traversent le lieu ? Se mettent-ils en scène par rapport à ce regard ou en font-ils abstraction ? Sont-ils là par choix ou par défaut ? Aujourd’hui encore, lorsque Radhouane El Meddeb évoque ces jeunes, les questions fusent. S’il a depuis répondu à certaines, d’autres restent en suspens. Et heureusement. Qu’il se mette lui-même en scène ou qu’il s’attache à d’autres corps, Radhouane El Meddeb n’est pas dans une danse-témoignage brute. Même dans ses pièces les plus ancrées au réel, comme Je danse et je vous en donne à bouffer (2008), où il « convoque toutes les femmes en (lui) » en préparant un couscous sur scène, il laisse une part d’énigme. De doute. « Pour ne pas imposer mon histoire au public et qu’il puisse se l’approprier », dit-il au sujet de À mon père, une dernière danse et un premier baiser.
Une danse de la féminité
Dans ses deux dernières créations, le danseur met entre parenthèses sa réflexion sur la féminité, récurrente dans son travail à partir de son spectacle chorégraphico-culinaire. Avec son solo Sous leurs pieds, le paradis (2012), Radhouane El Meddeb rend, par exemple, hommage aux mères, tout en affirmant sa propre féminité. Sur le poème Al Atlal – « Les Ruines » – du poète égyptien Ibrahim Naji interprété par Oum Kalthoum, il déploie un jeu de hanches singulier dénué de mimétisme. Tout en grâce personnelle. En maladresse aussi, pleinement assumée. Transformée en langage chorégraphique. Et contre la virilité imposée aux hommes dans les sociétés arabo-musulmanes, Radhouane El Meddeb crée Au temps où les Arabes dansaient (2014), où quatre danseurs professionnels s’approprient une danse exclusivement féminine et connotée : la danse du ventre.
La Tunisie dans les hanches
De son exil choisi, le chorégraphe danse donc ce qu’il n’aurait pu danser en Tunisie. Mais toujours avec pudeur. Avec une douleur qui le tient à l’écart de la provocation, quand bien même il dénonce sans s’en cacher ce qui dans ses deux pays part à la dérive. « Vivre loin de ma famille et de mon pays est une peine dont je ne ma remettrai jamais. J’aime ma vie en France et ne pense pas en changer, mais je sens dans mon corps un chagrin. Dans ma danse, aussi. » La Tunisie dans les hanches, Radhouane fait un pont entre les deux rives et de la Méditerranée et entre les époques. Celle de son père, où l’on rêvait d’une Tunisie libre. Et celle des jeunes générations. Malgré sa déception postrévolutionnaire, il trouve dans cet entre-deux la force de se tenir debout et de nourrir ses gestes et ceux de ses interprètes de sa sensibilité voyageuse. De sa nostalgie dans l’espoir d’une démocratie vraiment juste. En France comme en Tunisie.
Anaïs Heluin
* À mon père, une dernière danse et un premier baiser, créé à Montpellier Danse les 1er et 2 juillet 2016. En tournée le 8 mars 2017 à La Briqueterie–Vitry-sur-Seine (94), les 14 et 15 mars au Pôle Sud CDC–Strasbourg (67) et le 18 mars à la Ferme du Buisson à Noisiel (77).
** Heroes, au Festival de Marseille les 12 et 13 juillet 2016, festivaldemarseille.com. Du 17 au 18 mars 2017 au 104 à Paris.
Après Tunis, 14 janvier 2011,Radhouane El Meddeb crée de nouveau un solo sans faire appel à un co-chorégraphe (1). De nouveau, il fait pivoter sa tête, avec la même violence…. Ce geste répétitif, qui peut conduire au vertige, condense regrets, désarroi, douleurs…
Ainsi commence A mon père, une dernière danse et un premier baiser. El Meddeb se tient de dos, et cette orientation sera presque la seule, du début à la fin. Certains spectateurs s’en agacent. Mais la capacité à tenir un propos de bout en bout n’a rien d’une obstination inutile. Elle permet de creuser une idée, un motif jusqu’au bout. C’est ce qui se passe ici.
Le dos d’El Meddeb est nu. Il remplace le visage, car ses plis, ses articulations, ses contractions et étirements sont aussi riches et détaillés que toute mimique faciale. Les épaules, les bras, les omoplates, les poignets et les mains forment des sculptures, des paysages, des signes. On n’a pas vu de composition dorsale aussi subtile et évocatrice depuis que Raimund Hoghe nous dévoila les siennes.
Sur le sol noir, la scénographe Annie Tolleter a posé une peau de bête blanche prenant la forme d’un pays côtier aux frontières coloniales, tracées dans le désert. Comme enraciné sur ce bout de terre, un jeune scrute l’horizon, le ciel, les étoiles… Il peut regarder vers le passé ou vers l’avenir, se tendre et se cabrer, transformer son corps en arc ou galoper tel un cheval, rêver de puissance ou s’étrangler. Et lever le poing, les bras comme pour se projeter dans la révolution de 2011.
Tunis, 15 janvier 2011 exprimait le regret de se trouver à Paris alors que les Tunisiens prenaient la rue pour chasser leur dictateur. A mon père… reprend ce motif, mais s’adresse avant tout au père, décédé avant le « Printemps arabe », de façon soudaine. El Meddeb, qui n’a pas pu lui dire au revoir, lui adresse ce solo comme une dernière danse et un premier baiser, ou l’inverse.
L’intense clarté des images ne se dément jamais, comme s’il mettait en mouvements un poème de Mahmoud Darwish. Quelques fragments des Variations Goldberg traversent l’espace, légers comme des cumulus. A l’œuvre, les doigts de Glenn Gould. C’est l’improvisation de Steve Paxton sur le fameux enregistrement qui inspira à El Meddeb ce baiser chorégraphique, comme on peut rêver de s’envoler sur un tapis sonore, pour parler aux défunts. Et si le père pouvait voir son fils ainsi, il se rendrait compte de la maturité acquise de Radhouane chorégraphe qui affirme de plus en plus une écriture alliant épure, force, sincérité et sensibilité, plasticité et métaphore.
Thomas Hahn
(1) En 2012, pour son solo Sous leurs pieds, le paradis, il fait appel à Thomas Lebrun qui co-signe le spectacle.