À mon père,
Une dernière danse et un premier baiser.
Dans mon rêve, j’étais seul dans un très grand espace, et je faisais face à une seule personne : mon père. Là, je me confessais.
Mon père est mort il y a 7 ans déjà, sans annonce, seul, un matin. Il nous a quitté, brusquement. Je n’ai pas eu le temps de lui dire adieu…
Et pourtant, j’avais encore envie de lui dire des choses, j’avais tant envie de lui raconter ma vie loin de lui, de lui confesser des secrets, de danser devant lui…
À présent, il est parti et ne reviendra plus.
J’ai mis du temps à trouver comment parler, comment dire et sortir de moi tout ce que je n’avais pas dit à mon père, tout ce que je crevais de lui dire. À Venise, un jour, dans une exposition, je me suis arrêté, hébété, devant une vidéo. Steve Paxton improvise sur Les Variations Goldberg. Pour moi, ce fut un choc énorme, une secousse sismique. Un homme seul danse, suspend ses mouvements pour regarder les spectateurs, danse, sue. J’ai été saisi.
L’image de mon père, de mon cher père disparu m’est apparue très rapidement, ainsi que celle du corps qui est le mien, dansant sur cette musique ! Je suis resté figé devant cette vidéo très longtemps …
C’est comme si Steve Paxton, et la musique de Johann Sebastian Bach avaient été, ensemble, capables de me transporter dans une autre dimension, où je pouvais retrouver mon père et me tenir devant lui en Vérité.
Ensuite, le manque de mon père, la beauté de la vidéo de Steve Paxton et l’extraordinaire musique de Bach ont immédiatement suscité un bouleversant désir de danser.
« À mon père, une dernière danse et un premier baiser », miroir d’un dernier baiser qui m’a été défendu, et d’une danse qui aurait pu être la première que nous partagions, m’est apparu alors comme une évidence.
Le baiser est premier parce qu’il initie une nouvelle façon de dire, pour mon père et pour moi ; la danse est la dernière parce que de celle que l’on accorde en fin de soirée, celle que l’on s’accorde pour faire durer le plaisir, pour laisser la place aux confidences. À la place des adieux funèbres, j’entame une danse, émouvante comme un premier amour, tremblante comme des corps qui apprennent à se mettre à l’unisson, aidés par la musique.
Car ce sont des confidences qui sont portées par la musique de Bach, par ses éclats de voix et ses murmures, par son rythme saccadé et par la fluidité qui parfois s’installe, comme lorsque l’on se comprend enfin. À mon père, j’avais envie de raconter tout ce que je n’ai jamais pu lui dire, ce que je n’ai jamais pris le temps de raconter, ce que je n’ai pas osé raconter. La peur, et notre culture, la manière dont nous vivions ensemble, ont toujours prohibé ce besoin de dire et lorsque j’ai ressenti le besoin de dire, j’ai manqué de courage et de force, peut être même de conviction, car au fond à quoi bon ?
Aujourd’hui je sais que m’adresser à lui, absent, loin de moi comme pour me confesser, c’est lui dire ma tendresse, et lui révéler combien le secret et le silence étaient parfois lourds et âpres, lui révéler combien la danse m’a permis d’exorciser.
Dans la musique de Bach peut se déployer aujourd’hui une vie pleine, claire souvent et parfois confuse et agitée, des préférences assumées, douloureuses souvent. Une vie qui n’était pas un choix, simplement le fil d’une vie, en quête d’intensité et de vérité. Mais il y a aussi dans cette danse et ce baiser, ce que mon père n’a pas vu, ce que je voudrais pouvoir lui annoncer, que dans son pays il eu une révolution !!! Les Tunisiens ont pu un jour chasser définitivement le monstre, le dictateur…
» Je rêve de voter librement avant de mourir » m’avait-il annoncé un jour…
À mon père, j’ai envie de raconter la révolution, le changement, l’espoir de tout un peuple arabe d’un monde meilleur, libre et juste.
Avec mon père, j’ai envie de partager notre désarroi, la menace d’une pensée extrémiste, obscure et la pensée d’un futur meilleur.
À mon père, je veux hurler ma colère, mes angoisses dans un monde de plus en plus violent, hurlant, chaotique.
Tout cela je l’ai fait dans mon rêve, dans cet espace immense où il me faisait face.
Il m’invite à danser mes secrets, mon énigme, mon intime.
Danser ma liberté, notre liberté.
Danser la menace, le danger, le vide.
Ce que nous sommes, aujourd’hui ;
Et ce que je suis.
Ma confession s’écrira avec des gestes, tels des mots, des mouvements comme des phrases. Je m’adresserai à lui pour raconter mon histoire. Je dirai aussi par la danse l’hésitation d’une phrase qui commence et qui reprend ailleurs, qui ne sait pas par où commencer, comme les Variations qui effleurent le propos par les doigts du pianiste et varient les approches. Plus fort, plus doux, autrement, piano, pianissimo. Forte pour clamer et réclamer. Et confesser parfois plus doucement, comme dans un murmure.
La danse elle-même s’écrira comme sur du papier à musique, très fin, sur le fil et la musique sera là pour soutenir, couvrir, porter, me renforcer et me donner du courage. Elle est emprunte déjà du goût doux-amer de la nostalgie, non pas comme un folklore ou un retour au source mais comme ce que l’on entend encore de la voix d’un être aimé, une intonation, une façon de lancer les mots, une façon de dire à l’oreille, tout ce que contient la musique de Bach.
Radhouane El Meddeb