Radhouane El Meddeb aime à se frotter aux « monuments ». Après « son » Lac des cygnes » où il se référait à Rudolf Noureev (voir mon billet du 10 janvier 2019 Le lac des cygnes de Radhouane El Meddeb déborde d’émotion), le voici s’inspirant d’un des plus célèbres poètes arabes modernes Khalil Gibran et de son magnifique poème « L’Amour« *. Ce poème, dans son livre « Le Prophète« , dont Radhouane El Meddeb a mis en sous-titre le premier vers: « Lorsque l’amour vous fait signe suivez-le,… » peint l’amour, pas forcément innocent, ni tendre, ni doux, (Bien que ses chemins soient escarpés et sinueux. / Et quand ses ailes vous étreignent, épanchez-vous en lui, / En dépit de l’épée cachée dans son plumage qui pourrait vous blesser.). Et surtout montre qu’il faut « s’engager » avec l’Amour (Mais si dans votre crainte vous ne recherchiez que la paix et le plaisir de l’amour, / Alors il serait préférable pour vous de couvrir votre nudité, de quitter l’aire de battage de l’amour,..).
Mais les voies de l’Amour sont diverses, et vous l’aurez peut-être remarqué, un « S » lui est rajouté dans le titre pour faire pluriel, comme sont plurielles les trois interprétations des danseurs et de la danseuse qui se succèdent sur le plateau, plateau qu’occupe d’ailleurs dès l’entrée en salle le pianiste, compositeur et improvisateur Nicolas Worms, présent jusqu’à toute presque la fin du spectacle. Son jeu, fluide et aérien, sa présence sonore, toute en retenue, en douceur, son doigté de velours nous emmènent dans ce merveilleux voyage de l’amour où, pour commencer, William Delahaye s’installe dans ce nid sonore, embrasse l’espace et se laisse envahir par le flux, les pulsions de la passion.
Ses mains serpentent, accueillent, enserrent, enveloppent, caressent, s’élèvent, font des friselis, s’envolent en ailes délicates, tandis que les pieds, le corps fonctionnent au ralenti, en gestes saccadés et en hoquettements. La sensation est intériorisée et une prière muette est jetée au ciel. L’union avec la musique délicate et ruisselante, délicatement ouvragée comme une dentelle nous élève vers un absolu qui nous inclut. Un salut symbolique et l’on tourne la page.
Chloé Zamboni, haut de soie chair transparent et pantalon noir vient en miroir faire sa prière à l’amour à son tour, plus véhémente, des gestes plus énergiques, plus charnelle, elle joue à sa manière les transports de l’amour le plaisir et la souffrance, la joie et l’extase. Un geste vers la pianiste, sur lequel elle se penche tendrement et la revoilà partie convulsivement, elle aussi je jette en arrière, renversée, possédée et se retrouve même à terre tout en lançant une quête au ciel.
Le troisième danseur dans cette déclinaison multifacette de (ou cet hommage à) l’Amour, Philippe Lebhar va présenter une version plus mystique de cette passion en nous proposant une interprétation enjouée et virevoltante de l’élévation extatique dans une performance incroyable de derviche tourneur. Une prestation impressionnante.
Avec Amour-s, Radhouane El Meddeb a totalement réussi à nous faire ressentir, carrément « incorporer » via ces trois danseurs, les ressentis intimes et les bouleversements que l’amour, cette passion qui peut passer d’une extrème tendresse et une grande délicatesse à une énorme souffrance. Il nous emmène avec ses trois interprètes et le magnifique pianiste Nicolas Worms dans un voyage passionnant, et nous le suivons avec plaisir.
Remarque en marge: Nous aurions aimé partager ce spectacle avec un vrai public, plein de spectateurs autour de nous, dans cette salle de Pôle Sud qui a offert il y a deux ans un « accueil studio » au chorégraphe pour lui permettre de créer cette pièce. Les conditions actuelles ont empêché de garder les représentations publiques prévues ce 3 et 4 février.
Nous étions quelquefois un peu « décalé », dans un étonnement un peu bizarre, à la limite de l’inquiétude quand, reprenant conscience que nous étions, spectateurs un peu isolés, dans une salle vide, mais quand même dans une relation totalement physique avec la scène – rien à voir avec une diffusion « live » telle que nous sommes obligés pour le moment à « subir » le spectacle vivant « en boite ».