« Le Lac des cygnes « de Radhouane El Meddeb: la vie devant Soi !
Radhouane El Meddeb, qui vient de la danse contemporaine, s’attaque à un monument de la musique classique : « Le Lac des Cygnes », interprété par les 32 danseurs du ballet de l’Opéra national du Rhin.
Le ballet de l’Opéra national du Rhin va une nouvelle fois danser « Le Lac des Cygnes », ballet académique par excellence, d’une exigence folle avec ses interprètes.
La dernière fois, c’était la vision de Betrand d’At, ancien directeur de la structure, qui s’intéressait à la crise existentielle traversée par le personnage de Siegfried, sorte d’alter ego d’un Tchaïkovski qui aimait les hommes mais épousa une femme pour maintenir les convenances.
Aujourd’hui, c’est Radhouane El Meddeb, consacré jeune espoir du théâtre tunisien en 1996, qui a fondé sa propre compagnie de danse « De Soi » en 2006, qui s’attaque à ce morceau d’anthologie avec une tout autre approche : la quête de l’autre et le rapport à l’être aimé. « J’avais envie qu’on soit tous amoureux, qu’on soit tous Odette ou le Prince. Je ne voulais pas octroyer ces rôles principaux exclusivement aux solistes », explique-t-il .
Le danseur et chorégraphe a travaillé à partir de la version de Rudolf Noureev imaginée pour le Ballet de l’Opéra de Paris en 1984, une version que l’on qualifie parfois de « freudienne » tant elle accorde une grande place à la psychologie des personnages.
Au passage, Radhouane El Meddeb a opéré quelques coupes sévères, comme la suppression du troisième acte qui lui semblait « trop folklorique ».
Et il y a ajouté sa patte, cette volonté de rendre la danse proche des gens : « J’aime adresser la danse que je fais comme on regarde les gens dans les yeux, pour offrir un moment d’émotion. Je cherche à amener l’autre vers un secret qui se raconte par le corps, avec le plus d’humilité et de simplicité possible. »
Ceci comme préambule, introduction ou « note d’intention ».
Mais qu’en est-il sur le plateau, ce soir de première à l’Opéra du Rhin ?
Lentement les danseurs apparaissent dans le silence et s’emparent de l’espace, habitant la scène, esprits des « lieux ». La compagnie déambule, sereine, calme, apaisée comme avant la tempête. Costumes blancs, boxers très seyants pour les hommes, jupes en voilures évanescentes, ajourées comme pour une cérémonie , un rituel à construire. Des tutus romantiques accrochés au vestibule, un tutu plateau en fond de scène, aux cintres, un lustre dissimulé mais irradiant légende et esprit de décor d’apparat. Inconscient collectif, que ces icônes référentes à une époque, une mémoire inconsciente, des souvenirs de spectacles antérieurs à cette vision très sobre, un décor campé pour mieux « évacuer » la nostalgie. Quand survient la musique, s’ébranle , s’anime dans la fébrilité chacun d’entre eux, hommes et femmes virginaux, mais pas « asexués » pour autant. Car il sera question de genre tout au long de la pièce, d’attirance, de refus, de renonciation à ce que l’on est, acceptation des lois « du genre » fatalité des conventions sur les comportements. Se profile un « Siegfrid », radieux Riku Ota, jeune homme interrogeant ses choix, errant parmi la beauté des femmes, oscillant quant à ses désirs, cherchant son être sans paraître à la façon de la danse de Radhouane El Meddeb: être soi, danser et ne pas « faire de la danse », être présent, ému, touché par une atmosphère, un climat, ici celui du doute, de l’amour avoué, de la recherche de soi.Le « groupe », l’assemblée n’a rien ici d’une batterie de cygnes en chorus, en ligne qui battrait désespérément des ailes pour se sortir du cloaque des règles sociétales sur le bien paraître. Etre ensemble, comme des « héros », pour mieux laisser s’envoler, s’échapper les vrais « mobiles » de la destinée de chacun. La danse y est omniprésente, dans une grammaire, un vocabulaire « classique », pointes et demies pointes pour les hommes, mais la syntaxe change, la prosodie se glisse entre les portées de la musique symphonique de Tchaikovski, magistrale mouvance dramatique, truffée de morceaux de « bravoure » attachés aux souvenirs et références. On se plait à ne rien connaitre ni repérer, ni reconnaître de ce qui embarrasserait une lecture nouvelle du livret du « ballet » blanc.
Cygnes abstraits battant des ailes , gracieux, à la façon de volatiles mystérieux, métamorphosés, dissimulant nos êtres de chair transfigurés par la légende. Les danseurs, galvanisés par des états de corps sincères et émouvants, transmettent cette audace de vivre selon ses propres lois, défiant le corps social. Quant les femmes se font tentation, séduction et érotisme, c’est une adresse à l’altérité de chacun: être « soi » comme le nom de la compagnie du chorégraphe, cela va de soi, ici même et surtout par le biais d’une narration, d’un récit des corps confrontés à une dramaturgie à fleur de peau. La peau des gestes effleurant la surface des sens ou imprégnée des fragrances du désir, des effluves du renoncement. De beaux portés en crucifixs, un pas de quatre qui se démultiplie à l’envi, hommes ou femmes soudés par le rythme et la musique. Une rangée d’hommes puis de femmes nous interrogent frontalement sur nos attitudes et postures. Clins d’œils à la chorégraphie de référence, les cygnes s’agitent sur leurs frêles jambes, parcourus par des mouvements fébriles, en rangées , les bras couronnés ou dans des attitudes suggérant la pudeur, la dissimulation de leur « genre », leur sexualité.
Ici suggestion et vérité s’allient pour révéler un message clair et limpide, eau de source plutôt qu’eau trouble d’un lac immobile. La vie agitée de ses eaux dormantes, réveillées par une écriture actuelle et singulière. Jamais académique même si l’on y rend ses chaussons de pointes, pour en construire un petit édifice abscond, désuet: tas, oripeau ou lambeau de quelque passéisme rangé aux oubliettes.
La musique vivante propulsant les danseurs dans des instants uniques de pulsations, de vie tout comme les costumes épousant de leur virginité parcourue de dentelles et esquisses de formes légères et le jeu est gagné !
Rien ici n’est caricatural, ni détruit, ni passé à la trappe. Le respect des personnes, du récit, sourd de chaque geste, de chaque interrogation. Les regards sont ceux de vivants, d’interprètes saisissant de souffle, de beauté liée à leur présence.
Quand chacun quitte le plateau, esquissant sa propre signature comme adieu, comme signe de complicité, apparaît sur le plateau dénudé, désaffecté, le couple , celui de l’amour, du lien, de la liaison indéfectible d’un être à l’autre, bercé au sein de la communauté, de la compagnie. Scène de folie où les corps chutent et rebondissent, défaits, habités par la rage et la violence des sentiments pour clore l’odyssée du Lac: c’est troublant, émouvant et de toute beauté.Dans ce « Lac » là, la chute est possible, affirmée, le corps est rompu aux lois de la pesanteur, autant légèreté que gravité et gravitation cosmogonique! Céline Nunige portant en elle toute la profondeur d’un personnage double, Odette, Odile ou chaque signe de grâce !
Radhouane El Meddeb, en « bonne compagnie » auprès des danseurs du ballet, magnifiés par une écriture volontaire, habile, espiègle en jonglerie avec un vocabulaire codé, mais pas figé, jamais, au regard de la Danse.Une façon de bâtir des passerelles, des ponts entre langues « étrangères », traduction, interprétation, version très séduisante d’une légende où l’on ne coupe pas les ailes du rêve ou du désir.Même le chef d’orchestre, Hossein Pishkar, vu de la fosse, fait surgir des mouvements de battements d’ailes, envolées lyriques précises et gracieuses !
Surtout, n’assécher pas le « lac » mais render le nous habile et nécessaire pour comprendre le monde et franchir les frontières du convenu, du politiquement correct.
Un coup de maître de ballet !
Et si l’ovation du public faite aux artistes est légitime et nous rappelle que l’empathie et la catharsis opèrent au delà des conventions, on ressort transportés, euphoriques et enthousiastes! « Avances », disait Gérôme Andrews aux danseurs,et c’est ainsi que les eaux du lac ne stagnent pas mais sont bien flux et reflux, ressac et vagues perlées du souffle .
De l’audace, toujours de l’audace aux frontispices de la compagnie du Ballet du Rhin, inspirée par le projet de Bruno Bouché : ouvrir grand les bras et accueillir l’indicible ! L’inconnu, le risque et le déséquilibre!
Jean Cocteau disait « il faut assécher le lac des cygnes » à l’occasion des multiples représentations « diplomatiques » du ballet où il devait accompagner les ambassadeurs et où il se plongeait dans l’ennui du déjà vu !…Ambassadrice politique que la danse et ce fameux « lac » où peu de chorégraphes se sont embourbés…
Geneviève Charras